Le silence. Pour seule réponse. Un silence lourd s’étirant durant de longues minutes, au sein duquel seul le bruit mat de mon sang battant à mes veines se laissait aisément distinguer. Un vacarme que l’absence de tout autre son rendait plus audible encore, se répercutant en échos sous mon crâne migraineux. Un silence que l’inconnu finit par briser de sa voix oppressante, dont chacune des syllabes désincarnées se voulait plus écrasante que la précédente. Ni empathie, ni complaisance, ni même la moindre once de colère ou d’exaspération dans la réponse qu’il objecta à une question que je n’avais pas posée. Juste un détachement et une froideur dénuée de toute émotion, pas même la moindre insistance, alors que j’avais simplement demandé - exigé - de comprendre, de savoir ce qui m’arrivait, ce qui m’attendait. Plus qu’une réponse d’ailleurs, comme s’il avait voulu rendre ma soif plus insoutenable encore, il venait de me balancer à la figure l’équivalent d’un seau rempli d’une eau glaciale, s’insinuant jusqu’au cœur de mes os et de mon âme avec l’efficience d’un venin, sournois et ravageur : le doute.
A sa remarque concernant Calvin, j’avais relevé la tête, décollant mon front de contre mes genoux, pour dévisager l’individu masqué de mes noisettes plissées d’interrogation. Qu’insinuait-il ? Que Calvin était un homme à la solde du Marchand ? Un traître qui l’avait trahi pour rejoindre Matthew ? Ou pire encore… Un homme qui nous aurait trahi... nous ? Je secouais la tête, refusant d’envisager cette possibilité. Calvin était un brave type, un homme doux et attentionné malgré son côté rustre. Je déniais avoir entendu ça de la bouche de ce taré. C’était qu’un ramassis de conneries destinées à me faire révéler des informations dont la fraîcheur pouvait dater de quelques jours comme de quelques mois à nouveau. J’allais cracher tout mon ressenti vindicatif à l’égard de ces conneries, sentant mon visage se durcir d’une nouvelle colère viscérale au moment où il se redressa lentement, dans un effort visible manifesté par un souffle laborieux. Et la lumière fut…
Éteinte. A nouveau. Dans l’instantanéité et la discrétion la plus surnaturelle. La silhouette de l’inconnu s’estompa à ma vue, ne laissant derrière lui qu’une affirmation aussi arrêtée que fausse qui ne fit qu’alimenter un peu plus ma colère et mon incompréhension. Je n’avais pas menti. J’avais simplement voulu être éclairée autrement que par un feu aux sources mystiques. Et après la question qu’il venait de soulever à propos de Calvin, j’étais persuadée qu’il savait tout cela, que je ne lui aurais rien appris de plus. C’était un test. Je secouais la tête lentement, tâchant de me convaincre de la véracité de mon raisonnement. C’était un test. Je n’avais pas menti. J’avais été honnête. J’ignorais ce qu’il était advenu de moi entre cette ruelle et cette antichambre de l’Enfer, alors savoir - et même littéralement deviner - ce qu’il était advenu de mes camarades dans cet entre-deux vies.... Comment voulait-il que je le sache ?
“J’vous ai pas menti !!” avais-je fini par m’écrier au bout de quelques secondes avec hargne. Une contre-attaque misérablement lancée vers l’obscurité, qui ne trouva de réplique que par le résonnement de ses pas lourds. Les semelles de ses bottes martelaient le sol en s’éloignant de moi. Difficilement, je pus voir la silhouette se dessiner de plus en plus abstraitement contre la faible luminosité émanant de l’escalier. L’inconnu me laissait seule, livrée à moi-même sans autre question à me poser, ni aucune réponse à me fournir.
“Hey !!” l’interpellai-je, forçant sur ma voix dans une dissonance éraillée. En lieu et place d’une quelconque attention, un vrombissement qui s’empara de la cave toute entière, ravivant ma migraine alors que l’arche lumineuse semblait se rétrécir. Dans un réflexe précipité, où mon esprit percuta enfin ce qui se passait, j’avais tendu mon bras droit, main ouverte, vers la source de lumière, comme pour la retenir, agripper l’attention de l’homme.
“Hey attendez !” m’exclamai-je avec empressement, mue par la panique de me retrouver enfermée ici.
“Non ! Non ! NON !” finis-je par hurler d’une voix implorante, montant crescendo dans les aigus à mesure que la lumière se réduisait à une mince raie de quelques centimètres. J’avais basculé sur mes genoux dans un râle d’effort, tirant sur mes muscles douloureux. Je rampais très laborieusement sur moins d’un mètre, mes doigts griffant le sol et les cendres alors que je poussais sur mes jambes toujours liées.
“M’laissez pas…” Le claquement sourd et sec qui sonna comme un ultime glas coupa court à ma supplique, en même temps qu’il me replongeait dans les ténèbres.
“...seule…” achevai-je dans un balbutiement, me mettant soudainement à trembler.
“R’venez !!” hurlai-je une dernière fois, puisant dans mes dernières ressources vocales. Un énième cri qui m’arracha une quinte de toux plus violente encore que les précédentes. Ventre-à-terre, affalée sur mes avants-bras croisés devant moi, je toussais et cherchais mon souffle, soulevant des nuages de cendres qui vinrent se coller à ma peau, me brûler les yeux et imposer à mes sens toute leur amertume salée. Je crachais avec difficulté, tâchant de rejeter cette souillure qui m’imprégnait la bouche. Impossible pour moi de savoir combien de temps il m’avait fallu pour reprendre mon souffle, à réaliser que j’étais enfermée ici ; à moins qu’il n’existe une autre entrée quelque part. Il m’avait abandonné là putain… Il allait me laisser crever à petit feu. De soif. De faim... voire d’infection. Il allait me priver de cet espoir de revoir Liz’, Samuel et les autres du campement. Leur dire que j’étais vivante, leur montrer qu’on ne mourrait pas, qu’on revenait encore, et encore, et encore... et encore.
Fermant les paupières, laissant mon front reposer sur mes avant-bras, je sentais la fraîcheur du sol caresser mon visage. Je tâchais de réfléchir, je tentais de me calmer alors que mon esprit ne cessait de s’emporter en tourments d’incompréhension. J’avais tant de mal à coordonner mes gestes et mes pensées, se mêlant et s’entrechoquant, s’affrontant dans leurs discordances et s’enchevêtrant dans leurs raisonnements. Tout était si chaotique et diffus. J’étais dépassée. Je serrais les poings à m’en faire sauter les jointures, des larmes submergeant mes yeux clos et fuyant mon visage abondamment.
“R’venez...” J’implorais à nouveau, dans un murmure crissant et rugueux . Mes pensées. Mes facultés de raisonnement. Mon bourreau. la Mort elle-même. Je les appelais tous de mes vœux les plus chers, m’abandonnant à mon sort. Jetée dans une impasse aussi physique que psychologique, me torturant de mon incapacité à maîtriser ce qu’il m’arrivait, comme à me maîtriser moi-même. Le temps s’était suspendu pour moi, au moment précis où ce rôdeur avait planté ses chicots dans ma chair. Dès lors, je n’avais pu que le contempler dans sa fuite, le laisser me filer entre les doigts dans son ignoble indifférence, prenant et tordant mes repères et ma raison. Ce n’était qu’un éternel recommencement. J’allais crever, tout simplement. Puis revenir, encore plus simplement, pour recrever juste derrière ; jusqu’à ce que la Mort finisse par perdre patience, comme l’avait dit l’autre con de pyromane.
Lentement, mes pensées digressèrent de ma propre condition pour s’orienter vers cet homme. Cet inconnu qui aurait pu m’aider, m’aiguiller, voire même me sauver. Au milieu de mes larmes et reniflements, au milieu de cette torpeur et ce constat d’horreur paralysant, une idée commençait à se dessiner. Abstraite, intangible au point d’en paraître insondable. Je crus tout d’abord à une nouvelle connerie issue de ma conscience à la dérive mais… Mais ne m’avait-il pas confié être comme moi - ou moi comme lui - rejeté par la Mort. Nous étions semblables… de son propre aveu… Et pourtant, il était le bourreau et moi la victime. Manipulait-il le feu de l’Enfer ou celui de la connaissance ? L’Enfer… Sans en douter… J’étais entourée de cendres et d’ossements carbonisés. Que me fallait-il de plus pour me convaincre de la malveillance de c’gars-là ? Une lettre d’aveux ? Il avait sous-entendu que Calvin n’était pas des nôtres… Calvin. Un type qui s’était soucié de notre bien-être, qui avait eu à cœur de nous protéger, nous, les siens… Enfin, Clark et Ricky surtout… Plus eux que nous d’ailleurs. Et si c’était vrai ?
*FOUTAISES !!* me hurla ma conscience pour tenter de mettre un terme à mes divagations. Je serrais les dents, me mordant la lèvre inférieure en sentant mes muscles des bras se mettre à trembler de tétanie. Calvin ne nous aurait jamais trahi. Il avait peut-être baissé les bras, voulu tenter une approche différente, mais il ne nous aurait jamais trahi. J’en étais convaincue. Mais en ce qui me concernait, j’étais en train de clairement manquer à la parole que j’avais donnée au défunt cow-boy après qu’il se soit éteint. Je devais le faire. Cesser d’être lâche et égoïste, de craindre d’affronter ce monde et ses dangers. Si la Mort ne voulait pas m’emporter une bonne fois pour toute, elle n’avait qu’à aller se faire mettre. Je devais m’en sortir. L’inconnu avait surmonté tout ça. Il avait pris la place de celui qui domine, de celui qui sait. Je pouvais en faire autant. Je le devais. Je pouvais sentir mon orgueil se gonfler en enviant soudainement l’existence et la position plus avantageuse du pyromane.
Lentement, je redressais la tête, un rictus de colère déformant mes traits. J’allais me sortir de cet enfer, par tous les moyens possibles. Il devait forcément y avoir une issue, un moyen de sortir de là. Je ne pouvais pas échouer. Je détestais échouer. Et de fait, je détestais l’impuissance à laquelle j’étais confrontée, encore plus si je refusais de tenter quoi que ce soit. Je devais définir des étapes, des objectifs à atteindre, comme pour réparer un moteur. Diagnostiquer, vérifier, réparer. Si seulement c’était aussi simple… Cette foutue migraine à la con, mon corps entravé qui ne me répondait qu’à moitié - et mal - , la soif qui me déchirait la gorge. Lentement, je chassais les pensées parasites et les doutes suscités par ma condition ou les mots de l’inconnu. Je devais m’en sortir, trouver le moyen de m’enfuir.
Ainsi, non sans difficulté, je me laissais basculer sur le dos, laissant reposer ma tête et mes cheveux au milieu des cendres. Un effort normalement anodin en d’autres circonstances, mais qui me scia littéralement en deux. Mes membres se voulaient de plus en plus réticents à l’idée même de bouger. La panique, le stress, la présence de l’inconnu, toute l’adrénaline et les instincts, les émotions les plus primaires qui m’avaient permis d’agir malgré les crampes et la migraine, avaient fini par succomber à l’épuisement de ma carcasse. Je déglutissais non sans mal, ravalant soudainement ma fierté comme mes larmes, prenant soudainement conscience que chaque geste, chaque tentative serait une torture ponctuelle qui précéderait la suivante. Aussi demeurais-je allongée de longues minutes, à retrouver tant mon souffle que mes esprits, faisant tourner en boucle sous mon crâne le premier des objectifs que je m’étais fixé : me redresser et dénouer les liens qui m’entravaient toujours les mollets. Rouvrant les paupières pour n’avoir rien d’autre à affronter que l’obscurité et le silence les plus oppressants, je tâchais finalement de me relever en position assise, ramenant mes jambes au plus près de ma poitrine, laissant mes doigts malhabiles parcourir la corde, à la recherche du nœud.
Quand enfin je palpais l’objet de mon attention du bout des doigts, je m’échinais à le défaire non sans mal. Il fallait bien avouer qu’en me retrouvant aveugle et privée de mon habilité manuelle pourtant très développée, du moins avant tout ça, il me fallut un temps et une patience considérables pour parvenir à dénouer mes liens. Immédiatement, je sentis de nombreux fourmillements se répandre depuis mes genoux jusqu’à mes pieds, à mesure que mon sang circulait à nouveau sans contrainte. Aussitôt libérée, je laissais retomber mon buste sur le sol, subissant de plein fouet le contrecoup de cet effort pourtant dérisoire. Je devais économiser mes forces, rationner mes efforts. De nouveau, je reprenais mon souffle, l’air poisseux et nauséabond ne se privant pas de me déchirer la gorge à chaque inspiration. Je crevais de soif, et je n’avais rien. Rien sauf ce petit réceptacle où l’inconnu s’était lavé les mains.
Malheureusement, durant ma panique et mes multiples tentatives de fuite, j’avais perdu tout sens de l’orientation dans cette pièce désormais insondable. C’était à peine si je parvenais à me rappeler où se dressaient les portes. Je fermais les yeux et essayais de me concentrer, espérant soudainement retrouver mon “sixième sens”, le sentir à nouveau afin qu’il puisse m’aiguiller, un minimum. J’attendais ainsi de longues minutes à attendre de le percevoir par-delà mon mal de crâne. Moi qui avait tant souhaité que ce chant grinçant cesse de m’envahir l’esprit et perturber mon sommeil, voilà que j’en étais rendue à l’appeler. Jamais contente...
Mais non. Rien. Seul le froid continuait de s’imposer à moi. Lentement, je me remettais à plat ventre et commençais à ramper, parmi les ossements. Je devais dessiner ma progression d’un large sillon dans les cendres, repoussant les quelques os sur ma route d’un geste de dégoût, envoyant rouler quelques crânes un peu plus loin dans des résonances creuses. J’avançais lentement, jusqu’à atteindre un mur, sentir finalement la pierre froide, nue et rugueuse sous mes doigts. Je m’adossais au mur, marquant une nouvelle pause de quelques minutes avant de me redresser, poussant sur mes jambes flageolantes puis me figeais ainsi, mon épaule gauche plaquée contre la pierre, à attendre que mes membres inférieurs ne me soutiennent à nouveau. Si je comptais trouver le réceptacle, il me suffisait de longer le mur. Viendrait bien un moment où je me mangerais ce machin dans le bide.
Levant mon pied droit avec une lenteur mal assurée, je vins ensuite en poser le talon contre la pointe de ma chaussure gauche, renforçant un peu plus mon appui scapulaire contre le mur.
*Un.* Je renouvelais la manœuvre avec mon pied gauche, venant le placer juste à l’avant de l’autre.
*Deux.* … …
*Trois.*Laborieusement, je progressais ainsi une prudence inhabituelle à pas de fourmi. Je n’étais pas prête d’étancher ma soif à ce rythme-là, mais au moins cette prise de repères avait-elle l’avantage de focaliser mon esprit sur une tâche relativement simple ; ma concentration s’arrangeant tant bien que mal avec la migraine qui m’enserrait le crâne pour mettre de côté les nombreuses questions qui me taraudaient.
Ce n’est que bien plus tard que je parvenais à l’une des extrémités du mur, me retrouvant à faire face à la surface lisse et bien plus froide des portes en métal. J’en tâtais les battants non sans un certain empressement, à la recherche d’une poignée ou d’un quelconque mécanisme qui en aurait contrôlé l’ouverture. En vain. Tout ce que mes doigts avaient pu découvrir, c’était un très mince courant d’air froid filtrant par la jonction entre les deux battants, qui ne laissait même pas passer la moindre lumière. Le maigre espoir qui m’avait saisi de pouvoir sortir de là, marchant dans les traces de l’inconnu, s’étiolant aussitôt. La tentation m’avait gagné de frapper aux portes et appeler à l’aide, supplier mon bourreau de me laisser sortir de cet enfer totalement opaque ; mais je tâchais de la contenir. Je devais étancher ma soif en premier lieu, essayer de retrouver quelques forces avant de tenter quoi que ce soit. Dès lors, je recommençai mon manège, comptant et mémorisant le nombre de pas nécessaire pour aller d’un angle de mur au suivant.
*Quarante-quatre…*Et ma main droite heurta enfin une excroissance dans le mur. De la pierre là encore. Mon souffle s’emballa, mon cœur l’imitant, alors que je ramenais mes deux mains vers le réceptacle. Enfin… Enfin ! Je palpais la structure en pierre, devinais ses contours, découvrais la vasque et laissais mes mains glisser à l’intérieur. Les extrémités de mes doigts finirent enfin par ressentir le contact bienvenu d’un liquide et je ne pus retenir un très léger sourire de soulagement qui déchira mes lèvres gercées. Je me penchais de tout mon poids sur le réceptacle, l’abdomen appuyé contre l’arête extérieure tandis que je plongeais mes mains en coupe dans le liquide sans aucune retenue. J’en portais le contenu fuyant jusqu’à mon nez, inspectant l’odeur du breuvage et espérant qu’il s’agisse bien d’eau, avant de finalement le porter à mes lèvres. Un goût calcaire, légèrement salé, mais je m’en moquais éperdument. C’était de l’eau. A plusieurs reprises, je plongeais mes mains dans le liquide et en avalai de grandes gorgées sans aucune retenue. Il s’agissait là de la meilleure eau qu’il m’avait été donnée de boire, et je ne m’en privais pas.
Puis mon cul regagna le sol une fois mon estomac gonflé de flotte. Je lâchais un profond soupir de soulagement, le dos et le sommet du crâne calé contre le mur jouxtant le réceptacle. Les yeux fermés, ma soif désormais étanchée, je fermais les yeux et me laissais bien plus largement aller. Déconcentrée, abattue, l’incompréhension et la détresse de ma situation ne tarda pas à refaire surface. Je me pris la tête entre les mains, les poings refermés autour de mèches de mes cheveux. J’avais replié mes jambes contre ma poitrine et laissé la peur me gagner à nouveau. Seule, dans le silence et l’obscurité, là où nul ne pourrait me juger hormis moi-même, je laissais libre court à mes sanglots que je ne prenais même pas la peine d’étouffer. Mes muscles engourdis, mon esprit pétrifié, je m’abandonnais aux affres de l’ignorance, d’un questionnement insoluble, et surtout aux griffes implacables de mon pire ennemi. Le doute.
Au fil des minutes s’enchaînant, l’épuisement s’abattit sur moi, affaissant mes épaules, écrasant ma conscience alors que je sentais mon esprit lentement mais sûrement partir dans une dérive nauséeuse. Bien qu’il m’était impossible de le voir, et encore moins de le quantifier, j’avais l’impression que l’espace et le temps se mettaient à tourner autour de moi. Paradoxalement en proie à la légèreté et la lourdeur, j’avais lentement senti un étrange vertige me gagner et me dominer ; vertige que je mettais sur le comptes de toutes ces émotions. Et sans même m’en rendre compte, j’avais fini par perdre pied, ballottée sans ménagement le long de la ligne d’horizon entre rêve et réalité.
Je me réveille soudainement, jaillissant du néant dans une fastidieuse inspiration. Tout est si noir et si lourd autour de moi. Allongée sur mon flanc droit, la joue imprimée des reliefs de la pierre nue et rugueuse, je me redresse en position assise. Je me sens étrangement bien, étrangement requinquée. Mes muscles ne me brûlent plus, chacun de mes membres répondant avec souplesse à ma simple volonté. Il n’y a plus ni labeur, ni doute, ni incompréhension. Je me sens paisible, pour la première fois depuis bien longtemps maintenant. A une dizaine de mètres devant moi, je distingue une légère lueur de clarté, certes ténue mais qui m’apparaît comme une véritable illumination. Sans difficulté aucune, je me redresse sur mes jambes, la tête haute, le regard aussi curieux que fier. J’avance, assurée, vers la lumière, plissant les paupières en m’approchant de celle-ci avant d’y pénétrer pleinement. Je prends une longue inspiration en la laissant me nimber, observant l’arche puis l’escalier menant vers l’étage supérieur, sans qu’aucune porte ni obstacle ne soit présent pour m’empêcher de m’y engager. Je pose mon pied sur la première marche, sans crainte mais non sans appréhension, laissant le bois légèrement grincer sous mon poids plume, un large sourire fendant mes lèvres au moment où je gravis la seconde marche, puis la troisième. J’ai réussi. Je m’échappe de cet Enfer.
Pressant le pas, je monte l’escalier à toute vitesse pour découvrir à son sommet une toute petite pièce, extrêmement exiguë et aménagée avec le minimum de confort nécessaire. Deux lits-couchettes, une kitchenette à l’évier en inox, une table repliable sur laquelle repose un vieux poste-radio dont de nombreuses diodes clignotent frénétiquement. Je fronce les sourcils, dubitative, tournant sur moi-même pour contempler ce que je reconnais être l’intérieur de notre caravane, au campement. Et la lumière, bien plus vive, qui s’engouffre dans l’habitacle aménagé par la porte donnant vers l’extérieur. Sans attendre, irradiée d’une joie irrationnelle, je me précipite vers la sortie, sautant le marche-pied pour me retrouver à l’air libre. Je contourne la caravane par la droite, me dirigeant vers le feu de camp, les larmes au bord des yeux, sans même m’interroger sur la réalité d’un plancher de caravane donnant sur une cave morbide.
“Liz !! Samuel !!” J’appelle mes compagnons de ma voix qui n’est même plus éraillée, découvrant au détour du timon de la caravane la lueur du feu. Et quel feu. Je stoppe ma course instantanément, les semelles de mes godasses crissant sur le sol en contemplant l’horreur de la scène qui s’offre à mes yeux. Nul feu de camp ne se tient là, mais un véritable brasier des Enfers. De hautes flammes tournoyantes et virevoltantes, que des hurlements d’agonie et de supplice stridents finissent par percer, me crevant tant les tympans que le cœur. Je sens mon visage se décomposer en une grimace d’horreur, je recule de quelques pas en secouant la tête par refus, finissant par heurter quelque chose derrière moi.
Je fais volte-face et me retrouve à contempler le jeune Takashi, dressé devant moi, la peau marbrée et noircie par endroit, son visage à moitié décomposé, déchiré par les dents des rôdeurs. Mais la boucherie de son corps n’est rien en comparaison de la noirceur de son regard, l’intensité de sa haine à mon égard.
*You stole me my chance !* me crache-t-il d’une voix déformée, profondément rauque et aussi haineuse que peut l’être son regard. Poussant un véritable hurlement d’horreur, je tente de reculer d’un pas, les bras dressés devant moi pour me protéger de ce cadavre poignardant ma culpabilité de sa haine.
*You stole me my life !!* rugit-il plus fort encore en se penchant vers moi pour agripper mon poignet gauche, le tirant finalement vers sa bouche vorace. Je me débats, en vain. J’envoie des coups de pieds rageurs dans sa direction, frappant ses jambes, ses genoux, son buste, sans parvenir à le déstabiliser, lui hurlant de me lâcher, d’aller crever en paix et de me la foutre. Mais rien n’y fait. Avide de vengeance, il croque dans mon avant-bras, à l’endroit exact où le rôdeur m’avait mordu.
“Lâche-moi saloperie !” me mets-je à lui hurler en arrachant mon bras à sa prise dans un ultime effort rageur, l’asiatique revenu s’embrasant soudainement d’un feu jailli de nulle part. Le regard ébahi, les yeux emplis de larmes, je ne peux détacher mon regard de ce corps décharné qui brûle sans même se débattre, totalement insensible aux flammes qui le dévorent. C’est à peine si je commence à reculer à même le sol, qu’une épaisse botte en cuir vient s’écraser sur mon thorax et me plaquer au sol. Je n’ai que le temps de lever les yeux vers son propriétaire, découvrant le visage masqué de mon bourreau penché au-dessus de moi, qu’il me parle à nouveau de sa voix désincarnée.
“Comprends-tu désormais quel est le prix à payer ?” m’interroge-t-il avant de refermer son poing nu, éteignant les flammes qui rongent l’asiatique aussi soudainement qu’il les avait fait naître. Puis, d’un geste lent, il porte son autre main à son masque et le soulève lentement, ménageant son suspense avant d’enfin révéler le visage bienveillant du défunt cow-boy.
“Calvin !?” Je n’en crois pas mes yeux. Tremblante et abasourdie, je reste tétanisée de peur alors que je sens sa lourde botte m’écraser le sternum plus violemment encore, m’arrachant une grimace de douleur.
“Qu'est-ce qui te fait croire que j'étais l'un des vôtres ?” me demanda-t-il d’un ton parfaitement neutre, le visage impassible. Horrifiée, je secoue la tête à de nombreuses reprises, serrant sa cheville de mes mains frêles en essayant de me dégager de son écrasante pression.
“Po-Pourquoi ?” Je refuse d’entendre la réponse. Je refuse de voir cette réalité, implorant le cow-boy du regard. “Fais pas ça. C’est pas toi, non… C’est pas toi… Non… Non !”
“NON !!” Mon hurlement éraillé marqua mon réveil. Un retour à la réalité d’une brutalité rare. La syllabe se répercutant en échos dans l’obscurité qui me baignait à nouveau. A l’image de mon réveil dans ce cauchemar, je m’étais redressée presque aussi vivement ; à la différence que mes muscles ne me brûlaient plus autant et que je sentais mon corps légèrement plus reposé. Physiquement. La respiration agitée, je me passais ma main droite sur le visage, constatant à quel point celui-ci était poisseux de sueur. Je me massais les paupières pour espérer chasser les dernières images de ce cauchemar désormais imprimé dans mon esprit, encore tenace sur mes rétines qui n’avaient plus rien à contempler.
Nourrie d’un maigre espoir, je me mis à chercher la faible lueur du regard, en vain. Étais-je toujours dans cette cave ? Ou ailleurs ? Combien de temps avais-je déliré, ou dormi ? J’envoyai mon bras gauche en arrière, ma main se heurtant à la pierre froide du mur. Je me mis à le caresser, espérant trouver une quelconque anfractuosité dans celui-ci, sans résultat là encore ; puis entrepris finalement de me lever en m’aidant de son appui. A nouveau, je sondais la surface rugueuse de la paroi, progressant lentement le long de celui-ci, mes jambes m’offrant une meilleure stabilité que précédemment. Si la douleur avait commencé à s’estomper, il n’en était cependant rien de ma migraine, toujours aussi vive. Laborieusement, je retrouvais mes sens - outre celui de la vue - mais ne pouvait toujours pas percevoir le champ magnétique. La question s’imposa à moi de savoir si j’étais encore endormie ou bien éveillée cette fois-ci.
Mais finalement, je ne tardais pas à retrouver le réceptacle et à y replonger mes mains, non pas pour boire, mais pour m’asperger le visage, rafraîchir ma peau et m’éclaircir un tant soit peu les idées. Malgré tout, je ne parvenais pas encore à réprimer les restes de tremblements qui m’avaient gagné alors que le souvenir de ce cauchemar continuait à tourner en boucle dans mon esprit. Des images, des propos et des faits que je tentais de renier en bloc. La plus vive d’entre elles restait le jeune Takashi que j’avais laissé se sacrifier pour me permettre de me sauver. A cette pensée, accoudée sur le rebord du réceptacle, j’avais laissé ma main droite glissée jusqu’à la cicatrice de la morsure sur mon avant-bras, caressant la surface rêche et morte de cette partie de moi du bout de mes doigts.
“Je ne l’ai pas tué…” me murmurai-je pitoyablement, essayant de faire taire l’immense sentiment de culpabilité qui commençait à me dévorer. Je secouais la tête tout en continuant de répéter cette phrase à de multiples reprises, serrant mes poings tremblant d’une violente rage qui finit par éclater au bout de longues minutes.
“Je ne l’ai pas tué !! Je-Je… J’en savais rien, okay !!?” avais-je hurlé à l’obscurité en me redressant du réceptacle. Je m’étais retournée et avais commencé à marcher vers ce que j’estimais être le centre de la pièce, approximativement. Levant mes yeux vers ce qui devait être le plafond, levant à moitié les bras, les mains à hauteur des épaules en questionnant le plafond et le Néant. Si quelque chose pouvait m’entendre, je comptais bien à ce qu’il le fasse.
“Comment j’aurais pu le savoir !? Hein !? Comment !?” A cet instant précis, je me moquais bien pas mal de passer pour une folle. Personne n’était là pour en être témoin. Personne n’était là pour me répondre. Hormis le pyromane qui avait choisi de me laisser moisir ici. Non… Il n’en avait pas le droit. Il me devait des explications, il devait me rendre ma liberté.
Ainsi remontée, j’entrepris de traverser la pièce. Les bras tendus droit devant moi, j’espérais bien atteindre l’autre mur, celui qui devait normalement conduire à la porte de cette cave. Traînant les pieds, marchant toujours dans la crainte de trébucher, cette prudence dans ma progression n’empêcha rien. Je sentis mon pied gauche se poser sur un os arrondi et me faire perdre l’équilibre dans une torsion de cheville. Je me vautrais lourdement sur mon côté droit, le choc avec le sol réveillant une partie de mes douleurs musculaires, surtout ma cuisse alors que mon souffle fut coupé.
Crachant un juron rageur, je me ramassais sur moi-même, à quatre pattes puis trouvant l’objet responsable de ma chute en tâtant la surface cendrée de ma main gauche, puis je m’emparais de l’ossement carbonisé. Je dus faire un véritable effort pour surmonter mon dégoût, préférant focaliser mon esprit sur la recherche de la porte, utilisant l’os comme un bâton tenu à bout de bras, balayant le sol devant moi pour en repousser d’autres.
“Putain d’enculé… J’sortirai d’ici… J’te jure que j’sortirai d’ici…” me répétai-je en marmonnant, jusqu’à enfin atteindre le mur convoité, que je longeais de nouveau jusqu’à trouver la surface métallique des battants de porte. Je finis par me relever complètement, mon visage à quelques dix centimètres de la porte, puis j’envoyais mon poing droit marteler celle-ci frénétiquement.
“Ouvrez-moi !!” criai-je avec colère.
“Hé !!! Ouvrez-moi !! Laissez-moi sortir !!” m"époumonai-je de plus belle en frappant derechef sur la porte. Mon manège dura de très nombreuses minutes. J’avais tout mon temps et que ça à foutre de toute manière. Je criais, hurlais, de plus en plus fort, utilisant même l’os carbonisé pour m’acharner sur les portes jusqu’à le faire casser. J’épuisais mes forces et ma patience contre cet obstacle qui demeurait résolument muet, ma colère finissant par se muer en lassitude, puis en désespoir.
Au bout de souffle et d’énergie, j’avais fini par me taire, posant mon front contre la surface froide des portes, avant de finalement me résigner à abandonner. Je me retournais, dos à la porte, la gorge douloureuse de m’être à ce point écriée, avant de me laisser retomber au sol. Dépitée, désespérée, je laissais tomber l’os à mes côtés, puis enlaçais mes genoux repliés de mes bras, nichant mon visage au creux de ceux-ci en cédant à nouveau à mes larmes.
“Me laissez pas seule… s’il vous plaît… Me laissez pas seule...” me mis-je à rabâcher dans une série interminables de murmures suppliants.
Car livrée à moi-même, avec pour seule compagnie ces ténèbres oppressantes, il ne me fallut guère de temps pour me remettre à ressasser mes doutes, mes cauchemars, ma culpabilité et mes angoisses. Aussi sournoisement que cela pouvait être possible, je craquais lentement sous les assauts de ma conscience persiflante qui brisait une par une toutes mes certitudes. A un point tel que je finissais par abdiquer, reconnaissant malgré moi que j’avais envoyé Takashi vers une mort certaine en ne cherchant pas à le retenir. Si j’avais pu… Si j’avais fait preuve de plus de compassion, si je n’avais pas arrêté aussi sommairement son destin… Nous aurions pu rentrer au campement. Nous aurions pu découvrir que l’on pouvait revenir… Rien de tout cela ne serait arrivé. Peut-être même que James aurait pu le sauver, nous sauver…
Mon corps basculant légèrement d’avant en arrière, murmurant toujours plus les hypothèses et les questionnements les plus délirants, je percevais pleinement l’emprise de ce poison appelé doute s’insinuer dans chacune des parcelles de mon esprit, dévorant la moindre miette de ma raison d’un appétit vorace. A force de ressasser les propos du pyromane, j’en étais arrivée à douter de la sincérité de Calvin. L’homme au masque ne m’avait pas menti, à aucun moment. Et Calvin avait fait le choix de nous abandonner non ? Alors oui. Peut-être n’était-il pas des nôtres après tout…
Après tout, comment le Marchand avait-il eu connaissance de notre fréquence radio ? Pourquoi ses hommes étaient-ils présents à cette école ? Exactement au moment où nous nous y trouvions avec Matthew ? Et puis pourquoi le Marchand nous traquait-il ? Pourquoi nous avait-il traité de ressuscités rebelles ? Il savait où nous nous cachions… Étions-nous vraiment des rebelles ? Pourquoi des rebelles ? Est-ce que Matthew et toute sa bande avaient travaillé pour le Marchand, avant de s’enfuir, avant de nous entraîner dans toute cette folie bien malgré nous, sans rien nous dire ?
Non… Ce n’était pas possible… Ça n’avait aucun sens… J’étais en train de me monter le bourrichon toute seule, parce que je n’avais rien d’autre à faire. Non ! Pire.. C’était exactement ce que voulait le pyromane… Il attendait de moi que je craque, que je perde confiance en mes amis et que je les trahisse. Mais je ne les trahirais pas. Jamais… Je m’étais fait la promesse de ne plus fuir, de ne plus en abandonner aucun.
“Ah ouais ? Et Takashi alors ?” me questionnai-je à haute-voix.
“Oh putain la ferme Ivy !” me rétorquai-je ensuite, envoyant l’arrière de mon crâne frapper le battant métallique et ravivant la douleur lancinante de ma bosse. Une douleur qui en réveilla une autre, plus pernicieuse encore : la crampe qui me vrillait l’estomac. Je mourais de faim. A un tel point que celui-ci ne gargouillait même plus. J’avais beau réussir à maîtriser mon corps maintenant qu’il n’était plus autant perclus de douleur, je ne m’en sentais pas moins vidée de toute énergie. Et les tourments que m’infligeait ma propre conscience n’arrangeaient rien à mon état.
D’un geste las, je reprenais mon os en main, puis me forcer à me relever une nouvelle fois, longeant de nouveau les murs pour retourner jusqu’au réceptacle empli de flotte. Au moins avais-je encore de l’eau pour couper la sensation de faim, à défaut d’en résoudre les effets.
***
Prostrée au sol, dans un des angles de la pièce, j’émergeais d’un énième cauchemar, sans ne même plus parvenir à trouver la force de crier mes angoisses. Je ne savais même plus où j’étais, ni où se trouvait le réceptacle que j’avais fini par vider jusqu’à la dernière goutte. Depuis combien de temps l’inconnu avait-il fermé les portes ? Les avait-il seulement rouvertes depuis, entre deux de mes sommeils aux contenus dévastateurs pour mon esprit. Je m’en foutais royalement. J’allais crever de faim, tout simplement, et sûrement de soif bien avant. De toute manière, ma folie et mon désespoir se seront chargées de tuer ma conscience d’ici là. Le dos contre le mur, les jambes devant moi, je n’avais plus lâché le morceau d’os brisé de toute la durée de mon calvaire. J’avais passé de longues heures - selon moi - à frotter l’une de ses extrémités contre la pierre nue du sol, finissant par l’affûter pour obtenir une pointe suffisamment acérée.
A trois reprises depuis, j’avais tenté de mettre fin à mes jours, la pointe osseuse plaquée contre ma gorge ou sous ma mâchoire. A trois reprises, j’avais voulu honorer ma parole de ne pas trahir mes compagnons d’armes en emportant ces informations dans la Mort. Peut-être aurait-elle voulu de moi cette fois-ci ? Mais à trois reprises, je m’étais résignée. Par trois fois, j’avais cédé à ma lâcheté. Je ne voulais pas mourir… Je ne pouvais pas mourir alors que Calvin, et Clark, et Ricky, et Matthew… Tous, chacun d’entre eux, nous avaient trahi… Broyée par le doute, accablée par ma solitude, j’avais fini par m’en convaincre. Trop d’emmerdes nous étaient tombées dessus en trop peu de temps ; dès lors… Comment pouvait-il en être autrement ? Comment pouvais-je m’en sortir autrement ? Tout ce que j’avais à espérer - car c’était bien là tout ce qu’il me restait, un espoir aussi tourmenté que ma conscience - c’était que l’homme au masque finisse par revenir. Ainsi je ne faisais qu’attendre, que la Mort ou le pyromane ne fassent le premier pas pour m’accueillir. Premier arrivé, premier servi.
Impossible toujours de dire à quel moment j’ai cru percevoir du bruit. Je craignais que là encore, ce ne soit que le fruit de mon imagination. Mais quelque chose ici bas tenait à me donner tort, car quelques instants plus tard, un vrombissement agressa mes tympans désormais trop accoutumés à la simple tranquillité de mon souffle épuisé ou des lents battements de mon cœur. Un vacarme assourdissant suivi du retour de la lumière, extrêmement faible mais pourtant aveuglante. Les portes s’ouvraient, depuis leur position diamétralement opposée à la mienne. Merde… J’aurais pourtant juré être à moins de trois mètres de celles-ci. Dans un grognement, j’avais détourné le visage et fermé les yeux, ramenant mon avant-bras droit devant mon regard pour me protéger de la lumière extrêmement agressive.
Je percevais le bruit mat et régulier des bottes frappant le sol. Un son si atypique et reconnaissable entre mille que je savais que l’homme au masque était revenu. Non sans une certaine ironie, j’en venais à reconsidérer le statut de mon bourreau par l’un des premiers noms que je lui avais donné dans ma folie : le Libérateur. Il revenait enfin vers moi. Mais hormis les mouvements de mon visage et de mon bras, je n’avais en réalité pas cherché à le voir, ni même à savoir ce qu’il venait me faire. Me tuer ? Me libérer ? - l’un dans l’autre, c’était devenu exactement la même chose - M’interroger à nouveau ? Je m’en foutais… Tout ce qu’il voulait tant qu’il ne me laissait plus seule ici.
Je l’entendis marcher dans la cave, puis remplir le réceptacle. Le bruit d’écoulement ne manquant pas de titiller ma soif. Par ailleurs, s’il remplissait le réceptacle, c’est qu’il n’avait peut-être pas l’intention de me laisser partir du tout. Mon coeur se serra à cette idée, l’angoisse d’endurer à nouveau ce calvaire me glaçant le sang et une nouvelle terreur commença à me gagner. Quelques instants plus tard, je pus entendre ses lourdes bottes marcher jusqu’à ma position, s’arrêtant au-dessus de moi. J’ouvris mes paupières de quelques millimètres seulement, observant la lumière dansante d’une flamme me nimber, dans un éclat toujours trop aveuglant. A nouveau, je pouvais percevoir son aura écrasante, son souffle terrifiant. Instinctivement, j’avais replié mes jambes vers ma poitrine, dans un simulacre de position foetale, ramenant même mon bras mordu en protection de ma tête. Néanmoins, ma main gauche était restée crispée sur le morceau d’os taillé que je ne devais même pas pointer vers lui, alors de là à le menacer.
Et à nouveau, il me posa ses questions. Exactement les mêmes, précédées de la même remarque ; une affirmation qui suppurait la vérité par tous les pores. Toujours tremblante, j’avais laissé planer un silence de quelques secondes, m’humectant les lèvres de ma langue légèrement gonflée avant de lâcher un premier mot de ma voix éraillée.
“Sept…” J’hésitais quelques secondes à nouveau avant de reprendre.
“On-on était… En-Enfin… Ils sont encore si-six,” avais-je finalement réussi à balbutier. Je me stoppais de nouveau, laissant mes rétines se réhabituer un peu plus à lumière qui devenait à peine plus supportable.
“Dans un camp… Un camp de fortune, sur une vieille aire de repos avec un motel… A… A en-environ quatre miles au-au sud de Snyder sur la grande route… La 350 j’crois…” Je déglutis bruyamment, cherchant mes mots et surtout le pardon de ma conscience qui de toute façon s’en branlait royalement désormais.
“Quel-quelques armes… Des pistolets et des fusils… Me d’mandez pas quoi… J’y connais rien moi… Et des couteaux aussi… Des tentes... et une barricade, avec des épaves de voitures…” réussis-je finalement à articuler d’une voix faiblarde au possible.
Après quoi, je gardais le silence à nouveau, baissant légèrement mes bras et tournant la tête en direction de son visage masqué, les paupières toujours plissés. Je détaillais longuement son masque, m’attardant sur les lentilles de verre qui marquaient l’emplacement de ses yeux. Il aura d’ailleurs pu aisément constater que mon faciès déchiré d’une peur certaine se grima légèrement d’une profonde amertume. Je venais de lui donner mes compagnons, mais il restait hors de questions qu’ils soient les seuls à souffrir de ma situation. Mon isolement ne m’avait pas seulement fait douter de moi et de mes compagnons ; mais m’avait longuement nourri d’une profonde rancœur à l’égard des non-ressuscités qui n’étaient définitivement pas des nôtres.
“Ya deux autres hommes aussi… terrés dans une ferme... à environ sept miles au nord de la ville… L’un d’eux... c’est le frère de Mat-Matthew Jefferson,” avais-je fini par révéler à l’inconnu avant de fondre en larmes à nouveau.
“C’est tout c’que j’sais,” balbutiai-je entre deux sanglots de ma voix défaillante, avant de l’implorer en me recroquevillant un peu plus encore.
“J’vous l’jure… J’le jure… Juste… Me-Me… Me laissez… Me laissez plus là… Par pitié m’laissez pas seule…”